Bite

Avant de prendre ma douche je lance une vidéo porno sur un site amateur, elle nous est présentée ainsi : Jennifer, les yeux bandés, se fait enfiler par son oncle (fou de joie) devant une armada de lascars venus pour un gang-bang organisé (et merci au tonton pour l’idée des bons à tirer afin de décider dans quel trou le mec va jouir… on la refera celle-là !).

Place Jaurès une serviette en papier tourbillonne au ras du sol et je pense : oh là là, qu’est-ce que ça souffle. Pour le sexe ce soir je dirai : saleté de vent. Pour le sexe : j’aime bien ce bar. Pour le sexe : je n’ai pas vu passer l’hiver. Pour le sexe : qu’est-ce qu’il est con ce chat. Je rebondirai au poil sur les références. Il est cultissime, dirai-je d’un mauvais film que je refuse de voir. Et je conseillerai de lire le mauvais roman dont il est inspiré et que je refuse de lire, et je dirai qu’il est encore mieux que le film, ahr, j’te jure, il est énorme ce bouquin.

Je pousse la porte du rade, c’est comme ça qu’on dit, un rade pourri, quasi désert, une vieille dame derrière le bar m’indique le coin de la salle, les gamins sont en pleine interview. Je commande une bière et je vais dire bonjour excusez-moi de vous déranger, je serre les mains des trois garçons puis d’une femme, pigiste pour La Gazette, l’hebdomadaire culturel local. Je m’assieds en bout de banquette. La femme, pleine quarantaine, s’emploie à ne pas leur poser les questions traditionnelles, celles auxquelles ils ont toujours droit. Les gamins envoient des SMS, font des blagues et se chamaillent avec leurs pailles.

– Oui, vous pouvez noter, on boit le whisky à la paille.

– Et pourquoi faites-vous de la musique ?

– Oh, tu sais, c’est rien que pour se lever des meufs.

Mais dans la salle je ne vois guère que leurs frères et sœurs et leurs parents.

La vieille dame du bar apporte une assiette de fruits secs pour les artistes. La journaliste me raconte sa vie au Conseil Général de l’Hérault, elle travaille à mi-temps. Elle me parle de ces gens bizarres avec lesquels on mange à la cantine, ces femmes seules qui le week-end prennent leur voiture et partent se promener à la campagne. Ça fera bientôt quatre ans que son mari l’a quittée. Elle me dit : c’est important de rester active. Elle va mieux. Elle ressent une frustration autour de l’écriture, elle aurait pu devenir écrivain et la vie en a voulu autrement. Ces piges, là, c’est vraiment pour le plaisir. Ce n’est pas pour ce que c’est payé. Ça lui permet de garder un pied dans la musique – son mari était saxophoniste. Et je me remue car si ça continue elle va me proposer de m’adopter, ou de m’héberger, ou de me suçoter le bout du nez.

Je retourne la caméra sur le public assis. En mode NightShot je scrute les têtes des parents. Entre chaque morceau le chanteur se plaint de la sonorisation. Au bout d’une demi-heure de concert ils font une pause et sortent fumer des cigarettes.

Je prends une bière au comptoir et je fais connaissance avec la seule jeune fille du public, la sœur jumelle du chanteur. Elle me demande ce que je pense du concert et je réponds qu’il y a une bonne énergie, si si. Elle approuve : bon, ils friment un peu, mais ça fait du bien. Elle a raison, c’est rafraîchissant ces groupes de lycéens. Elle me dit qu’ils sont à l’université. Alors elle est majeure, la petite. Dans son pantalon en crêpe de soie métallisé, avec son sac en PVC. Je lui paye une nouvelle bière.

Nous nous regardons dans les yeux quand nos verres s’entrechoquent. Elle s’appelle Julia et elle a tout pour devenir la femme mûre idéale. Avec ses bagues en résine qui tiennent mal. J’en profite pour lui caresser la main.

Elle est célibataire depuis samedi dernier. Elle me brosse le portrait d’Olivier : le genre de type qui lit Bukowski et qui vomit après deux bières. Toi, tu as à une tête à tenir l’alcool, me dit-elle. Je lui demande comment je dois le prendre. Ça la fait rire.

– Mais tu ne fumes pas ? me dit-elle.

Je lui dis que j’ai un cancer et cette fois elle ne rit pas. Elle vient vers moi pour la deuxième partie. Elle garde les mains autour de son verre à la fin des chansons.

Sur le trottoir, après le concert, le bilan du groupe est sans appel : prestation médiocre. Ils ne sont définitivement pas contents du son. Ça manquait de réverbe dans les retours, selon le batteur. Ce qui amène le guitariste à se demander s’il ne jouait pas un peu en dessous.

Les potes et les parents s’en foutent. On ne s’est rendu compte de rien, c’était très bien. Et quelle évolution depuis la dernière fois.

– On sent que vous commencez à vous roder.

– Vous progressez à vu d’œil.

Nous partons à pied. J’ai envie d’une cigarette. Julia me donne la main et je sens ses bagues.

Elle me propose d’aller chez elle. Elle partage un appartement avec une copine. Nous nous précipitons dans sa chambre.

Pris de soubresauts quand elle déboutonne ma chemise, j’invoque la musique de son frère qui me trotte dans la tête. Efficace, dit-elle. Ils vont bien finir par percer, dis-je. Elle se colle à mon dos et me caresse le torse. Je coince mes mains sous mes cuisses. Je grelotte et j’invoque la fenêtre ouverte. Oh, suis-je bête, dit-elle. Puis elle tire le rideau, et j’entends qu’elle se déshabille. Je n’ose pas me retourner. Elle envoie son pantalon sur la chaise de bureau.

Elle me dit : je craque pour tes épaules. Son ex, Olivier, a les épaules qui tombent. Tandis que toi, me dit-elle, tu as beau être mince, tu n’en demeures pas moins carré, bien coupé. Avec des petits pectoraux et des biceps modelés.

– Je suis baraqué ?

– T’es bien foutu.

– Tu me mines le moral, Julia.

Elle prend ça pour de l’humour. Elle m’arrache mon jean. Mon boxer blanc sport moulant la rend dingue. Surtout qu’Olivier, son ex, ne porte que des caleçons larges et elle trouve que ça fait sale.

– Je suis dans le coup ?

– T’es bien sapé, me dit-elle.

– Mais tu veux ma mort, enfin.

Elle rit encore. Puis nous faisons l’amour. Elle couine comme une souris. Pas trop d’allers-retours, me dit-elle, je préfère quand tu restes au fond, quand tu bouges à l’intérieur. Puis elle me monte dessus. Elle a une affiche de Miles Davis au plafond. Puis nous essayons une troisième position.

En sortant de la douche, je l’entends causer et rire avec sa colocataire. Je m’assieds sur le lit et ramasse sur la table de nuit une carte postale figurant une plage de la côte d’Azur noire de vacanciers. Je la retourne, je lis : Ma chère vieillesse, Sais-tu que nous reprenons l’école le 9 septembre ? J’ai toujours le ballon que tu m’as offert pour mon anniversaire. A Sainte-Maxime nous avons beau temps. Depuis le début mon père a pêché 28 bars. J’espère que ton avion ne s’est pas écrasé. Alice la jeunesse.

Quand Julia revient dans la chambre, je lui demande de quoi elle a causé avec sa colocataire, elle me dit : de plusieurs de choses, tu t’en doutes.

– Si c’était bien ?

– Entre autres.

– Quoi d’autre ?

– On a fait le tour.

– C’est-à-dire ?

– Je te trouve intéressant… me dit Julia.

– Arrh, non, pas intéressant. Je ne veux pas être ce genre de type qu’on trouve intéressant. Tu ne te rends pas compte.

– Tu me fais rire.

– Et en plus j’ai de l’humour, la catastrophe. Carré, drôle, intéressant, victime de la mode…

– Bon, tu restes dormir ?

– Parce que tu me soupçonnes d’être ce genre de connard qui s’arrache après avoir tiré son coup ?

– Ce ne sont pas forcément des connards, dit Julia. Parfois, simplement des pères de famille.

– Je veux bien rester, dis-je sur un ton plus apaisé.

– T’as une copine, c’est ça ? me dit-elle.

– Ça se voit ?

– Tu as l’air amoureux, me dit-elle.

– Tu es sérieuse ?

– Je suis sérieuse. Demain, je vois Olive, tu sais. On va encore parler.

– Peut-être que vous allez trouver une solution.

Puis elle me demande si mes parents sont toujours ensemble.

– Et ils s’aiment ?

– Je ne sais pas.

– Tu penses être un enfant de l’amour ?

– Peut-être.

– Et tu ne leur en veux pas ? Je veux dire, du fait qu’ils aient eu envie d’avoir un enfant ?

– Je ne leur en veux pas, non, dis-je en riant.

– A l’adolescence, je leur en voulais, me dit-elle. Je leur en voulais d’être amoureux, parce que je ne l’étais pas. Je leur reprochais leur vie monotone. Je ne comprenais rien à cet état, disons de quiétude, de bonheur il ne faut peut-être pas pousser mais cette sérénité, sans laquelle on n’envisage pas sérieusement de donner la vie.

– Tu idéalises un peu, non ?

– J’idéalise complètement. Je parle de ce que je ressens là, tout de suite.

– Tu veux faire un enfant avec moi ?

– T’es con, enfin.

Elle me raconte tellement de choses que je me demande si je ne lui rappelle pas son ours en peluche favori ou quelque chose comme ça. Elle me parle encore de ses parents.

– Quand ils me posent une question, ils se sont déjà fait une idée de la réponse, et si ma réponse ne correspond pas à leur idée, ils ne cherchent pas à comprendre, ils évacuent. Ils me racontent leur vie en long en large, comme un petit enfant avide de retracer sa première journée d’école primaire. Ils prennent toute la place, pour m’empêcher de les coincer, quand ils reviennent sur les barricades et les grands concerts en plein air. Alors je me rappelle leur date de naissance et les lieux de leur adolescence, et je sais que ce n’est pas vrai, que ce n’est pas possible. Ils n’ont rien vu passer de tout ce qu’ils avancent. Ils n’ont rien fait. Et je ne leur en veux pas. J’aimerais seulement qu’un jour ils me disent : nous ne savons pas grand-chose. Je ne leur en voudrais pas. Moi j’ai dix-neuf ans, et je ne sais pas grand-chose.

Elle continue sur ses parents.

– Je n’ai jamais eu l’impression de recevoir beaucoup d’amour de leur part. A cinq ans je me rongeais les ongles, ma mère me tapait sur la tête et me criait : Quand on se ronge les ongles c’est qu’on est mal dans sa peau. Je ne savais pas quoi lui dire. A huit ans elle a remarqué que j’utilisais beaucoup de papier toilette pour m’essuyer les fesses, elle avait une amie éducatrice spécialisée dans un centre pour jeunes débiles légers et ma mère m’a dit que si je continuais à utiliser autant de papier, elle m’enverrait dans ce centre, parce que là-bas, lui avait dit son amie, ils avaient tous le même problème que moi avec le papier toilette. A onze ans, un midi que je faisais la vaisselle, c’est mon père qui s’y est mis, prenant ma mère à témoin. Regarde toute la mousse qu’elle fait. Et ma mère a dit à mon père que je faisais la vaisselle exactement comme mon grand-père – son père à elle –, et à moi : T’as entendu ? Tu laves comme papi. Et connaissant les rapports que ma mère entretenait avec son père, je ne me sentais pas mieux que si elle venait de me décapiter.

Le lendemain matin, pendant qu’elle est sous la douche, je fouille dans sa trousse de toilette à la recherche d’une crème tonifiante. Je choisis son gel nettoyant et je frotte mes joues. Elle tire le rideau de la douche et me demande de refaire comme je frottais. Quand tu frottes il y a tes petites fesses qui bougent, me dit-elle. Je me déhanche et je frotte encore plus vite et fort. Puis elle sort de la douche, m’agrippe les fesses et nous simulons un rapport. Au petit-déjeuner elle se prépare un croque-monsieur. Elle ajoute une rondelle de tomate pour qu’il ne soit pas trop sec.

En début d’après-midi je l’accompagne à Minelli puis à Zara. Les employées sont plus jolies dans les magasins de vêtements. Dans les magasins de chaussures on trouve de la quarantaine bien tassée, du soixante-dix à la pesée. De la tonsure chez les hommes, des hommes en caisse. Mais ils doivent avoir de beaux pieds, puisqu’à Zara les vendeuses ont de belles jambes.

Pour fêter le retour des beaux jours nous buvons une dernière bière en terrasse place Jaurès. Nous papotons au premier degré du port du string. Il ne faut pas rester sur sa première impression, m’apprend-elle. C’est comme la première cigarette. Certaines de ses copines résistent encore. Elle pense à une cousine, la quarantaine, qui a connu les jeans des années quatre-vingt. Puis les vêtements sont devenus de plus en plus moulants, jusqu’aux leggings en simili cuir d’aujourd’hui.

Devant nous, deux adultes remplissent des cartes postales. Ma bière a un drôle de goût. Je lui souhaite bonne chance pour tout à l’heure avec Olivier. Elle me demande comment s’appelle ma chérie. Je l’embrasse dans le cou et je ne me retourne pas.

Dix minutes plus tard je me dis que c’était bien avec Julia, que c’est une fille bien.

Elle avait les mêmes manières artificielles que le personnage de Jennifer Aniston dans la série Friends. Pour faire ma vie avec elle, il m’aurait fallu apprendre à courir au ralenti comme un chien au bord de la mer, il aurait fallu que je devienne un genre de labrador.

Pour rentrer chez moi je dois prendre le tram. Je trouve une place en face de deux inconnus d’une dizaine d’années de moins que moi – je leur donne vingt-cinq ans à tout casser. Le premier porte un jogging jaune blousant retroussé jusqu’au genou de la jambe gauche, le bout du pantalon de la jambe droite est rentré dans une chaussette Lacoste. Il demande à son collègue s’il a déjà pris un Aspégic avec du Coca, et lui assure que ça donne la trique. Puis il descend du tram à l’arrêt Boutonnet. Celui qui reste est perdu dans ses grands habits clinquants, dans sa tenue de basketteur. La fête est finie. Mais il ne s’en fait pas, ses semblables et trois mots bien à eux suffiront à ce qu’il reprenne confiance en son apparence.

Puis je m’arrête acheter un pack de bières au magasin Coccinelle de la rue Saint Guilhem. En sortant je bouscule un jeune énervé. Je pose le carton sur le capot de la voiture garée derrière moi et je lui plaque une main sur l’épaule, le stoppant net dans son numéro de bougon débile. Je déchire le dessus du pack et en tire deux bouteilles, tourne les capsules à visse que je laisse tomber sur le trottoir, lui en tends une et l’invite à trinquer. Maintenant tu te calmes, lui dis-je en crispant la mâchoire pour ne rien trahir de la stupeur que m’inspire mon audace. Il finit par claquer sa bière contre la mienne, puis reprend sa route, toujours aussi remuant. Je reste là, effaré, à trembler dans mon jean.

Chez moi je mets un plat tout fait au four micro-ondes, regarde mes mails puis lance une vidéo porno. Un boutonneux attrapé dans un supermarché au rayon lingerie féminine monte dans une camionnette où l’attendent trois bombasses, il n’en revient pas. Thank’s god. Elles le déshabillent et il a le cœur à cent à l’heure et les lunettes de vue embuées, elles se battent pour avoir sa queue et il croit rêver. Il éjacule vite et elles rigolent et lui caressent les cheveux avec un air aimable, lèchent le sperme sur son ventre poisseux et reprennent sa bite dans leurs bouches, et lui le mec il pleure de joie comme s’il venait de gagner à l’Euromillions, et moi je pleure avec lui parce qu’il n’a jamais eu de chance dans sa vie et grâce à ce programme fabuleux il aura eu droit à une compensation bien méritée.

Avant de m’endormir je cherche un calepin sous mon lit et je griffonne un petit poème, ça fait :

Pisse Suce Masse

Natte Pute Mite

Lisse Bus Passe

Rate Puce Bite


Texte de Pierric Bailly

Illustration de Priscilla Beccari

Page suivante →
sommaire