Un An Partie I & II

Janvier
Balade Aux Pylones
Nous marchons côte à côte. Je ne suis pas habituée à ton pas, et tu n’es pas habitué au mien. Alors, régulièrement, nos hanches se touchent. A chaque fois, le contact de ton corps contre le mien m’électrifie. Je suis surprise. Normalement, mon corps ne réagit plus jamais à quoi que ce soit. Ma peau est morte, il y a longtemps. Elle a été aimée, et puis délaissée. Elle ne l’a pas supporté. Elle est devenue sèche et dure, comme une peau de dragon. Quand elle a eu fini de mourir, elle a étendu son mal au reste : l’épiderme, les muscles, les os. Tout, même mon âme. La bonne nouvelle, c’est que je peux le certifier : l’âme existe. La preuve, elle pèse une tonne sur ma poitrine et j’en ai ras-le-bol de la porter. Je suis devenue, de la pointe des pieds à la racine des cheveux, dure comme la pierre des donjons. J’avance emmurée. Je ne sens rien. Un jour, je me suis entaillé le pouce en cuisinant, et ce n’est que lorsque j’ai vu ma salade pleine de sang que je me suis aperçue du morceau de chair qui pendouillait. Une autre fois, quand je suis allée donner mon sang, le médecin m’a demandé pourquoi mes bras étaient couverts de bleus. Je n’en avais pas la moindre idée, je ne savais pas que j’avais des ecchymoses, je ne me souvenais pas m’être cognée, je n’arrivais pas à me rappeler d’un jour où j’avais eu mal, à part, bien sûr, « ce jour-là », celui que je ne pouvais pas nommer, ni réellement dater, par peur de m’écrouler, comme les cendres d’un cône d’encens.
Nous marchons. Ta hanche touche la mienne, de temps en temps, et un petit bouquet d’étincelles apparait à l’endroit précis du choc. Ca chauffe tout autour, et puis dans mon ventre. Je déglutis. J’ai peur. Ca brûle. Comme un feu de bois en hiver. Et comme un feu de bois en hiver, c’est hypnotique : c’est trop fort, mais c’est fascinant. On se rapproche quand même encore un peu. On voit le vert et le bleu dans les flammes. On n’en revient pas, de cette beauté cachée. On se rapproche encore, à s’en brûler les cils. On veut devenir une bûche léchée de toutes parts, embrassée par mille bouches, caressée par cent mille langues. On veut s’enflammer, on veut flamber. Est-ce que tu sais qu’un feu de bois est une des plus belles métaphores orgasmiques qui soit ? Vois-tu, dans l’écran de l’âtre, cette petite mort magnifique ? Perçois-tu la même réalité que moi ?
Tu murmures : « Il y a beaucoup d’électricité statique, on dirait ». Je tourne mon visage vers toi. Tu ne regardes pas nos hanches. Tes yeux sont plantés au ciel. Nous marchons le long d’une grand’route improbable, quelque part au fin fond du Hainaut. Il y a des pylônes électriques tous les trois mètres, comme des réverbères de mauvais goût. Intérieurement, je me mets deux baffes : c’est donc ça, uniquement ça. Il n’y a rien d’exceptionnel, de paranormal, de métaphysique. L’électricité m’a ramenée à la vie, comme dans Frankenstein. J’ai cru que c’était le désir. Je me sens monstrueusement bête. Dire que j’ai quarante ans… Tant pis.
Tu marches. J’adapte mon pas pour laisser ma hanche venir se coller à la tienne. Je prends ma petite décharge et je la chéris. Un jour, quand j’aurais mille ans et vingt-sept petits enfants, je leur raconterai que, parfois, on est tellement triste qu’on aime les malentendus. On se jette à corps perdu dedans, parce que, finalement, « peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ». On sait, en toute conscience, qu’on marche sur une Nationale du côté de Charleroi, à côté d’un gars qui ne ressent rien du tout pour vous. Mais on passe en mode « activation complète du conte de fées » et on commence à se dissocier. Il y a la réalité, et on la nie, enfin non, on l’oublie complètement. Et c’est bien comme ça. Nos semelles se détachent du sol, notre âme s’envole. On a six ans, toutes ses dents, et un coeur neuf d’enfant.
Cette nuit, je ne le sais pas encore mais, pylône ou pas, tu me feras toujours cet effet-là.
Cette nuit, tu ne le sais pas encore, mais ces petites étincelles, ça n’a rien à voir avec l’électricité dans l’air.
Février
Ta Main
Je suis allée à cette fête uniquement parce que j’avais vu sur Facebook que tu y serais. Je ne sais pas où tu es, mais en tous cas, tu ne sembles pas être là. Je n’ose pas t’envoyer de SMS – ça ferait désespérée. Je n’ose pas aller demander à la nana à l’accueil si tu es déjà arrivé – elle me dirait que ce n’est pas mes oignons. Je n’ose pas torturer ton meilleur ami, qui est venu me faire quatre bises, pour lui tirer les vers du nez – il se douterait qu’il y a anguille sous roche. Je suis tétanisée. Qu’est-ce que je fiche là si toi tu n’y es pas ? Depuis au moins une heure, un « cadre très haut placé » – effectivement, il ressemble à une vieille croûte – me parle de son boulot. Je ne l’écoute pas, je suis trop occupée à scruter la foule, tout mon corps tendu vers la possibilité que tu sois là. Tu n’es pas là. Il est dix heures du soir, c’est fichu. Plus la peine d’attendre, je peux rentrer chez moi. J’essaye de me décoller du mange-debout contre lequel je suis en appui, lentement, car j’oscille dangereusement sur mes talons. C’est un « walking diner » alors, par peur de la tâche indélébile sur la jolie robe bien trop chère, j’ai refusé toutes les cuillérées qui sont passées devant mon nez. J’ai bu beaucoup de champagne pour oublier que j’avais faim. Je suis ivre. Je m’agace, je m’énerve, je déteste ma vie. J’ai mal aux pieds. J’ai froid dans ma robe à deux cents euros, taillée grande comme un mouchoir, dans un tissu qui tient du papier de soie, alors que la saison exigerait du bon gros molleton. J’ai faim. J’ai soif – ô paradoxe de l’alcool.
J’ai envie d’enlever mon soutien-gorge à balconnets qui me remonte les seins au niveau du menton. Je n’ose pas. Je ne suis pas assez ivre pour prendre une décision de cette ampleur. Je décide de rouler mes bas le long de mes jambes, petit à petit, pour mesurer à quel point je suis stupide d’avoir cru à une sorte de rendez-vous avec toi. Je cherche une chaise, un banc, un tabouret, n’importe quoi pour aller poser mes fesses et entreprendre cette tâche. Je ne trouve même pas un appui de fenêtre – c’est une salle de réception « tendance industrielle ». J’ai envie de pleurer. Ma pyramide de Maslow est toute fichue en l’air. En soi, ce n’est pas un scoop, mais ça me fait mal de me souvenir à quel point je croyais avoir de la valeur à tes yeux. Et boum, patatras, je suis toute seule à cette soirée alors que j’imaginais être aimée. J’étais convaincue que tu likais chacun de mes posts Facebook pour me dire : « Je pense à toi » – ça voulait juste dire que tu t’ennuyais en réunion. L’IBIS situé juste en face de cet espèce d’hangar où je meurs de désespoir me rappelle sans cesse que j’ai envie de faire l’amour avec toi, que je veux nos corps collés l’un à l’autre, par la sueur, la cyprine et le sperme. Je suis désespérée. Je regarde le cadre haut placé : impossible à ramener chez moi, il prendrait toute la place. J’essaye de me souvenir de la manière de commander un taxi, pour aller me jeter dans les bras de Morphée, le seul mec qui ne m’a jamais mis la main au cul. Enfin, le seul mec avec toi.
Mon corps frémit tout entier, l’espace d’une nano-seconde. Ta main s’est posée dans mon dos. C’est ta main qui s’est posée dans mon dos. J’en suis certaine. Aucune autre main au monde ne pourrait me faire cet effet- là. La chaleur irradie. Je pique du nez vers mon décolleté et je constate que ma peau s’enflamme. Mon ventre est déjà en ébullition, et la cyprine qui s’écoule de mon vagin fait des bulles. Ma chatte est devenue le centre de la Terre. Elle est le magma originel. Je suis en train de fondre, vaincue par ce flux incroyable d’énergie qui irradie de ton corps vers le mien. Tu me dis : « Bonsoir ». Malgré l’entièreté de mes neurones grillées, je comprends tes mots et je te souris en retour. Ta main est toujours posée fermement dans mon dos. Elle continue son processus alchimique. « Tu n’as pas froid ? » me demandes-tu avec précaution, et tu poses ta veste sur mes épaules, sans attendre ma réponse. Heureusement car seule de la lave peut encore sortir de ma bouche. « Viens, on va sur la terrasse ».
Il fait froid. Il y a quelques jours encore, il y avait de la neige. Ensuite, il a fait onze degrés. Puis, il a gelé à moins cinq. Aujourd’hui, il doit en faire à peine un ou deux. J’adore cela : quand on parle, de petits nuages blancs s’échappent de nos bouches. J’ai l’impression d’être dans un manga et de voir apparaître chacune de nos pensées réelles dans des phylactères. Comme si, tout à coup, un phénomène nous permettait de lire au-delà des codes sociaux, au-delà des normes et des attendus, au-delà des apparences. Tu me dis que tu as été retenu en réunion, qu’il fallait décider mais que finalement, il a été décidé de ne pas encore décider. Je vois des kanjis et je décrypte : « J’aurais dû te rejoindre il y a deux heures au lieu de me consacrer à ce non-sens permanent ». Je plante mon nez au ciel pour ne pas te montrer que je souris. Tu me demandes ce que je regarde, et je te fais remarquer la pleine lune. Elle est lumineuse et douce. Bienveillante. Tu me proposes d’aller la voir de plus près. Les kanjis disent la même chose. A cet instant précis, je suppute que, si tu es capable de dire précisément ce que tu penses réellement, ne serait-ce qu’à de très rares moments, c’est que tu es le germe de l’homme idéal. Je m’imagine en train de te planter, comme une petite graine, attendant de voir pousser un arbre magnifique, protecteur, accueillant. J’ai soudain une vision, certes poétique mais très éclairée, de ce que je vais faire avec toi. Il devait y avoir de l’absinthe dans mon champagne.
Tu fais signe à l’un des gardes et après de légers pourparlers, il te confie son badge. La puissance des puissants. Tu m’entraines sur le toit. La vue sur la ville est magique. Tu me montres les Marolles, l’Atomium. J’ai envie que ta main revienne dans mon dos. Je te chuchote que je grelotte. Tu m’enserres de tes deux bras, de ton torse dans mon dos. Je chavire. Cette sensation est plus forte que le vertige. Tu approches ton visage du mien, tu me parles encore de la ville, ou des étoiles, ou alors tu récites des tables de conjugaison. Je n’écoute plus. Ta joue gauche effleure la peau de mon cou. Je flotte deux pas au-dessus du sol. Je soupire plus que je ne respire. D’une main, tu relèves mes cheveux. Tu poses tes lèvres sur ma nuque et m’ouvres complètement en deux. Je suis un sexe béant attendant patiemment que tu le découvres. Tu ne bouges pas. Tu ne parles plus. Je sens ton cœur qui bat bien trop fort dans ta poitrine. Je sens ta queue toute dure contre mes fesses. Tu respires étrangement, de manière saccadée. J’ai envie de toi. Pourtant, je ne dis rien non plus. J’en suis incapable. Tu as posé ta joue contre ma nuque. Elle a connu la soie fine et chaude des foulards, ma nuque ; le métal plus ou moins lourd des colliers précieux ou de pacotille. Le cuir d’une laisse, un jour, quand j’avais voulu faire plaisir à un amant particulièrement classique dans ses fantasmes. Mais ta barbe… Elle s’initie à cette pilosité jamais rencontrée, elle va vers elle, elle se tend pour la toucher mieux, pour tester, essayer, s’interroger. Elle ondule comme une chatte qui cherche la caresse. Elle prend son temps, pour être certaine, comme si elle choisissait une étoffe pour sa robe de mariée. Et puis, elle sait, et moi aussi : ta barbe rugueuse est la matière que ma nuque préfère.
Mon sexe pulse pour me rappeler l’envie. Bien sûr, il faudrait que je me retourne, que je t’embrasse à pleine bouche, que j’aille réveiller ta langue par la mienne, que je lèche tes lèvres, les dents, le palais, et puis que je glisse sur ta pomme d’Adam, pendant que mes mains se débattraient avec les boutons de ta chemise. Alors, je glisserais encore, vers ta poitrine, à la rencontre de ton torse, il est sûrement poilu mais des poils fins qui n’ont jamais connu le rasoir, je les laisserais me caresser une joue, et puis l’autre, et puis j’y enfuirais mon visage, avant de continuer à lécher, un téton, le gauche, celui du cœur, et puis l’autre, dressé sur ta poitrine à la chair de poule. J’aurais envie à nouveau de ta langue en bouche mais, d’être à mi-chemin, je choisirais plutôt d’aller me remplir la bouche à ta queue, et à genoux sur le teck, je déboutonnerais ton pantalon, avant de sortir ton sexe fièrement dressé, et de l’avaler tout entier. Bien sûr. Mais je ne bouge pas. J’aime ce moment, et il me semble que toi aussi. J’aime l’idée que je pourrais m’empaler sur ta queue, folle de désir, mais que ça, cette bulle à nous deux, c’est bien aussi. Parfois, ta queue butte légèrement sur mes fesses, comme si elle faisait : « Toc, toc, toc ». Alors, ma main vient caresser ton avant-bras, en réponse : « Oui, oui, oui, il y a bien quelqu’un », et ton corps tout entier se met à bercer le mien, et mon corps oscille en retour. Le mouvement se fait permanent, nous tourbillonnons sur place. Je tangue mais ça n’a plus rien à voir avec l’ivresse. Je tangue, je vais tomber, mais c’est gai.Il se met à neiger. Je regarde le ciel, j’aime essayer de distinguer les étoiles des flocons. Je ris : « Je suis dans une robe qui tient de la nuisette sur un toit plat, en pleine nuit, en plein hiver, et il neige. Je vais attraper une pneumonie ». Tu ne ris pas : « On rentre, Chloé, pas question d’attraper un nénuphar ». Ma chatte feule, elle me déchire l’entièreté du ventre. Alors, dans une tentative désespérée, je me jette à ton cou. Joyeux, tu me soulèves et je m’envole. Je te tiens plus qu’à un fil : tes lèvres sur les miennes.
Texte : Fanny Charpentier
Illustration : Priscilla Beccari

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