ADULTES!

MATHIEU

Il fallait que le malheur nous tombe dessus.

ALICE

Dans le skatepark désert, le cordon d’un sac poubelle est noué à la patte du pigeon. À travers ses larmes, Alice le mate. Demain ne sera pas comme aujourd’hui, pense-t-elle, le soleil pourrait bien tomber en panne. Alice tient entre ses mains tremblantes un test de grossesse positif. Elle aimerait s’enfoncer la seringue qui traîne au sol dans le nombril, pour détruire l’enfant de Mathieu. L’autre matin encore, elle le prenait dans sa bouche, ne se doutant de rien. Cette nuit, elle sait qu’il ne l’aime plus. Léa l’attire inévitablement vers elle. Mathieu a toujours été attiré par le pire. Alice ne supporte plus d’être chez elle, dans ce lit qu’il a salopé par le mensonge. Elle veut aller danser, mais dans le soir parisien rien n’existe plus pour elle. Grillant ses cigarettes comme pour foutre le feu à ses sentiments, elle s’imagine émasculer Mathieu à mains nues, lui planter un couteau, étriper cet homme qui ose lui cracher à la gueule. Une frénésie de vivre, de jouir, est tapie au fond de chacun, et Alice n’y déroge pas. Les nuits comme celle-ci sont autant de petits drames. La jeune femme ne se voit pas devenir mère. Une fois entrée dans le bar PMU, elle se saoule à mort. Perdue au fil de sa tête, au fil de sa langue, elle embrasse des inconnus dans l’anonymat de la métropole. C’est ivre qu’Alice décide de partir loin de son amant, de l’odeur de ce garçon. Chez eux, Mathieu est endormi, nu sous les draps. Elle dépose sur leur bureau le test de grossesse avant de s’en aller.

MATHIEU

La chatte d’Alice est le spectacle qui opéra sur moi cette transition entre l’adolescence et l’âge adulte. Après son départ, Léa prend sa place. C’est le cul qui fait tourner le monde. Cette merde qu’est l’amour est morte, flinguée de part en part. Seules existent maintenant mes nuits monstrueuses avec Léa. La sueur des partouzes. La conquête de la chair. L’enfant et Alice ne sont rien que deux fantômes assistant à mes cauchemars éveillés. Sans eux, je n’ai plus rien à perdre à me laisser dériver. J’ai la certitude que nous vivrons la fin du monde, mes fantômes et moi. À la nuit tombée, Léa se fait tourner jusqu’à en avoir la nausée. Les boîtes de nuit pleines à craquer, pleines à crever. Elle est allée trop loin pour en revenir. Je la suis dans sa fureur d’orgasme, souillure. Les peep-shows, l’échangisme, battre le pavé pour du poppers, les glory holes dans des chiottes publiques, les néons bleus, rouges, jaunes, épileptiques. Les consommateurs de backrooms. Et toujours, mes deux anges blonds qui me hantent à travers le phosphore blanc de mes pensées. Oui, j’ai aimé une femme. Maintenant je m’asphyxie avec Léa.

ALICE

« Seigneur, quand le monde

me paraît immense, sombre

et dénué de sens,

concentre-moi sur de petites choses :

un rayon de soleil,

un regard d’enfant,

un sourire.

Aide-moi à vivre au présent,

à surmonter mes nuits.

Amen. »

MATHIEU

Je ne sais pas si depuis que je suis tout petit j’ai toujours haï à ce point. Je déteste les femmes, les homos, les chiens, tout ce qui aime les hommes. Je ne sais pas comment on peut aimer quelque chose d’aussi laid qu’un homme. Je crache sur les vieux qui pourrissent dans le métro, les cadres supérieurs à la con qui tiennent à leur attaché-case plus qu’à leur vie, les clodos affamés qui te boufferaient les yeux s’ils avaient le goût du sucre. Croiser un enfant handicapé rampant seul comme un crabe me fait éclater de rire. La cruauté humaine n’a aucune limite. Je me suis décidé à devenir l’ordure que les gens se figuraient que j’étais, moi, le troisième ange.

ALICE

J’ai dû me perdre pour enfin me reconnaître. Égrenant ma jeunesse derrière moi, je voyage, le ventre prêt à éclater. Je fais de l’auto-stop au hasard, à la découverte de l’oubli. Chaque soir, je pense à prier pour Mathieu : « Je Vous Salue Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. Priez pour nous pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. » Les livres sont résolument blancs : de rencontres en rencontres, déjà l’année file. J’ai vu celui qui cultive du peyotl dans un squat, l’Algérien qui m’a offert le gite contre la volonté de sa femme, l’informaticien et ses armes en pièces détachées, le vieux vendeur en papeterie vivant chez sa mère, la nana de l’HLM et tous les autres qui font naufrage en France. J’ai tué mon temps. La neige tombe, drue maintenant. Je m’allonge dans la campagne immaculée. Je déterre sous l’épaisse couche blanche un rat mort, enfermé dans un sac plastique. Aujourd’hui, j’ai accouché sous X dans un hôpital de province.

MATHIEU

La honte, une honte qui me retourne, domine. Je me réveille cette fois encore près de l’égout, de la buée, des mégots. On m’a cassé mon sourire, le sang glisse entre mes dents. Réduit dans la pisse, la chaleur d’une bouche de métro, les passants du matin. L’enfer. « Hier était ta dernière obscénité », me dit à l’oreille mon chérubin. Je méprise férocement l’idiot, Mathieu détruisant son âge. L’homme qui donne des coups de batte de baseball dans le vent. Pour mon salut, je ne veux plus l’humiliation, plus la bestialité, plus l’abominable. Je plaque Léa. Elle joue avec un masque vénitien dans ma cuisine, les yeux rouges, sans vouloir comprendre, moite encore de sa nuit. Minables, nous nous serions tués. Elle explose et retourne l’appartement en prenant ses affaires. Un carton de déménagement rempli aux trois quarts contient sa vie entière. Léa le bazarde dans un garde meuble de banlieue, et avale la clef du cadenas de son box durant sa crise de nerfs. Des photographies érotiques prises entre ses quinze et dix-neuf ans. Un journal intime fraîchement entamé, qui contient aussi des bribes de cours d’anglais. Des lettres d’amour de Vincent, de Mathieu, etc. Des esquisses de visions cauchemardesques. Une correspondance fournie avec sa mère, qui s’inquiète de sa précarité. Une boîte à chocolat en métal dans laquelle elle a compilé des petites annonces de rencontres coquines et des offres d’emploi, découpées dans les journaux. Bref, Léa se désagrège. Elle se fait interner à Sainte-Anne. Bienfait d’un jour clair à la sortie de l’hiver. Réembrasserons-nous une bouche ?

ALICE

J’aurais préféré qu’il m’aime moins fort, mais plus longtemps.

MATHIEU

En plein rêve indien, Mathieu n’est plus lui-même. Il a des lésions sur le corps, comme s’il avait baisé la mort. Malade, le goût du sang l’obsède. Se crever les tympans contre les sirènes, se crever les yeux contre son reflet. Il imagine ouvrir ses volets sur la mer étale, y jeter tout le mal qui le ronge. Il voudrait pouvoir vivre, se demande maintenant s’il n’est pas déjà trop vieux pour ça.

ALICE

Ma jeunesse a fini de hurler. La rage m’est devenue inconnue et mon sexe, ma bouche, mes yeux sont secs. Adieu bébé, je retrouve le père. L’enfant de rêve n’est que l’enfance du rêve. Morale, ma révolution a fait son chemin. J’ai crucifié ma chair. L’idiotie n’a plus de sens, elle est vidée de l’intérieur. J’ai foi en la résurrection de l’amour. Mathieu attend mon retour pour guérir : je suis là. Je n’ai jamais pensé que le monde pourrait être prochainement sauvé, entièrement, mais pourquoi pas lui ? Dans la rue, deux ailes de pigeon arrachées sont posées par terre, parallèles, formant un tableau sanguinolent. Je retrouve Paris, jetée aux orties. Ce que je délie ici est délié aux cieux. Aucune forme de malheur ne peut être nécessaire ou définitive. Le problème, c’est que les hommes s’ennuient ferme. La passion est le chien dans leur jeu de quilles. « Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel, qui a été préparé pour le diable et pour ses anges. » J’écrase ma cigarette sous mon talon, et je visite Mathieu

MATHIEU

qui est maigre, dont le bleu des veines perce sous la peau diaphane. Des post-its recouvrent ses murs de mots coupants. Il a écrit au dentifrice sur le miroir de sa salle de bain. Il est pathétique. Sans lumière, cloîtré chez lui, comme si le soleil avait été mutilé. On sonne. Il ouvre. Alice. Comme s’il l’avait attendue dès l’origine du monde. Sur le visage de la jeune femme, les flammes de l’incendie se détachent.

ALICE

Je te pardonne,

MATHIEU

dit-elle. Il se jette brutalement à son cou. Ils roulent ensemble au sol. Il la serre contre lui. « T’as rien à regretter », lui dit-il. La pureté du feu qui croît en elle le dévore. Leurs sueurs mêlées, collent les cheveux d’Alice à son front, pour éteindre le brasier. Qui, à part elle, l’aimerait assez fort pour le protéger de la mort ?


Texte de Bruno Lus

Illustration de Tabouret à Trois Pieds

*Cette nouvelle contient des citations d’Hervé Guibert.

 

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