2020 & Moi

Je suis là, dans ce canapé, et autour tourneboulent mes semblables. À la guillotine. Des têtes tombent entre mes cuisses, puis roulent vers mon entrejambe. Au Bowling. Je ris sourd mes larmes saoules. Sous mes fesses l’alcantara, revêtement que je croyais disparu depuis 20 ans, en même temps que Rhône-Poulenc. Tiens, c’est marrant, ça fait maintenant quatre heures que l’an 20.20 a débuté, c’est toujours à cet instant précis que plus personne d’autre que les algorithmes ne jouent les jukebox. Les humains trop occupés à se draguer, se droguent et s’oublient, hurlent, pour se faire entendre, comme des génies maudits; on leur donne à boire et à manger pendant qu’ils se font dicter leurs goûts musicaux par Bernard Spoti Pivot.
C’est aussi là que la faucheuse vient s’asseoir à côté. Genoux contre genoux, mes yeux dans l’abîme. Ils brillent qu’elle avance. Un peu mal à l’aise, je cherche un contenant sur la table basse et ne trouve qu’un trébuchant vide que je tente de contenir alors que les bouteilles rebondissent en sifflant. Je m’excuse et je vais refroidir mes couilles dans un chiotte glacé. Quand je reviens, elle se prélasse, un verre de gin à la main levée, un joint entre ses lèvres brillantes.
– Tu fumes?
– Heu. Nan. Je crois que j’ai trop bu. Je vais avoir le cerveau qui bout si je fais ça. Et je vais m’endormir la tête sur tes genoux. Tu vas être obligée de me caresser les cheveux, et à la fin je baverai sur ta robe.
– Ah ouais.
– Je sais, c’est nul. Si seulement j’étais plus résistant. Tu sais je me sens vieux.
– Tu déconnes t’as quoi ? 27 balais.
– Trente… Trois. Oula ouais c’est récent. Mais je me sens déjà beaucoup plus vieux. Disons que mon corps galère et on a beau dire, le corps communique intimement avec l’esprit. L’esprit est influençable. Enfin je parle pour le mien, le seul que je connaisse en fait. Et bien l’esprit est influençable, de toutes parts. Par vents et marées, l’esprit virevolte, s’accroche aux vieux arbres, glisse sous les robes des filles pour les soulever, il se fait bien plaisir le bougre dans ce haut-monde de plaisir. Et le corps canalise tout ça. Il est comme un barrage. Comme si y’avait quelqu’un là-haut.
– Un dieu ?
– Ouais. Une espèce. Qui déciderait de couper l’arrivée d’oxygène pour une minute, juste pour voir. Et là on serait obligé de rester en apnée pendant une minute. Bien sûr sans avoir été prévenu au préalable, sauf par Nostradamus et Paco Rabanne.
– Ce serait drôle.
Dit-elle sans rigoler.
– Nan, ce serait flippant. Des gens mourraient, partout. Tous les vieux, déjà. Les bébés aussi. Ce serait comme avoir la tête plongée sous l’eau mais sans l’eau. Sans savoir quand ça s’arrête non plus. Les yeux clos. Avec des mains invisibles et surpuissantes qui nous compriment.
– Le corps ce serait donc un influenceur. C’est ce que tu essaies de dire ?
– Ouais, regarde toutes ces filles qui utilisent leur corps pour faire du fric sur instagram.
– Y’a des mecs aussi.
– Ah ouais ? Pourquoi je vois que les filles ? Ce truc en fait c’est une appli de rencontres où tu fais jamais de vraies rencontres, et où tu mates juste de la publicité en boucle. Attends je vais supprimer.
Sûr de moi, je prends mon téléphone pour me libérer de cette merde, elle rigole en me regardant. Y’a pas à chier, c’est la fille la plus canon de la soirée. Sa robe m’a fait bander à 00:53. J’étais au bar, appuyé dessus. Une copine est passé dernière moi et m’a giflé les fesses, ça m’a fait sursauter. J’ai bien reconnu ce truc au fond de son regard, en même temps mon érection s’y reflétait. Seulement elle me faisait ni chaud ni froid, c’était pas pour elle que j’en bandais. La faucheuse, elle, riait aux larmes. Ce qui me fait repenser à ce truc de barrage. A toutes ces larmes contenues. Je veux passer le restant de mes jours à chialer avec cette fille.
J’ignore pourquoi on s’arrête dans cette frituur. Elle a les crocs, après une bonne demi heure de traversée de la ville. Elle voulait prendre un uber, je voulais marcher, elle m’a dit okay mais paie moi un cheese. J’ai faim aussi, on accompagne nos sandwichs de frites, de thé glacé et d’orangina sans pulpe, en tout cas je ne la trouve pas. On s’assied sur une banquette, nos manteaux posés entre nous. Elle me demande si je suis fils unique, comment je m’entends avec mon padre. Je comprends pas bien la question. Elle me confie les rapports chelous qu’elle entretient avec le sien et ça l’intrigue de savoir comment je vis ma relation père-fils. Il lui a toujours semblé que c’était inégal, notamment pour des raisons liées au genre, et qu’elle s’évertue depuis de le prouver. En croquant dans mon burger et après que le cornichon ait rejoint ma cuisse, je lui dis qu’il fait nuit, elle pouffe, un rire un peu glacé, et un peu de thé rejoint le plancher. Elle est belle, là avec ses grandes dents, ses vêtements brillants. Ses ongles on dirait des gemmes. Je me demande à quel point un père peut être con pour se faire haïr par un bijou. Je le vois, perdu, errant comme un chien de crasse au fond d’un précipice, sa conscience, quand elle m’avoue espérer ne plus jamais le voir. Je pense que les hommes méritent d’être réduits à néant. Elle sourit encore et me dit que c’est des conneries, que certains d’entre nous possèdent des qualités, de belles qualités même. Et elle me fait un clin d’œil, la paille tournant sur sa langue comme un hula hoop. On avale notre verre, et on continue de dévaler la nuit. Une voiture nous frôle dans un virage, ses pneus crissent. J’ouvre ma bouche pour dire : « Mais pourquoi être si pressé d’aller nulle part? ». J’ai aussitôt l’impression d’avoir chouré cette citation, mais je ne vois pas où. On arrive bientôt devant chez elle. Elle me tend ses doigts fins qui brillent dans le noir. Nos mains se caressent, nos yeux se serrent. Son sourire arrache le cœur lorsqu’elle me souhaite bonne nuit. Je regarde la lune pleine à craquer, elle se cache derrière une grue géante. Les prairies disparaissent, les paysages disparaissent, la ville me submerge de sombres pensées. Heureusement qu’il nous reste la lune, et le temps.
Texte : Charly Lazer
Illustration : Mahé Rigoll

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