Confiture D’Orange

On s’assoit dans la partie du bar en retrait. Une grande vitre donne sur la rue. Il me dit, c’est ta place préférée pas vrai ?
On engloutit nos bières, longues gorgées amères, et j’observe la vie qui traverse le trottoir et puis le visage de A. La nuit est sage et lente. Je croise son regard furtivement car ses yeux sont si bleus qu’ils m’intimident.
Il me rappelle comme on s’est embrassés la première fois, foule et évidence brutale. Comment j’avais mis ses doigts dans ma bouche, avait enroulé ma langue et fait mine de les avaler.
C’était l’alcool, le vertige de ses yeux à cils infinis, manger sa bouche. Et se regarder de loin ensuite en attendant de se saisir à lèvres pleines et de se répandre en écume salée dans la nuit.
Il remarque que je bois toujours trop vite. Je me demande s’il y a une vitesse réglementaire. Porter un verre à mes lèvres provoque quelque chose comme une soif nerveuse. Je pense – ou peut-être que je lui dis – ce goût démesuré de l’ivresse permet de digérer les journées pales, insipides. Je caresse ses mains dont il ronge les ongles et la peau, aussi le duvet blond de ses avant-bras. Griffes et pelage, résistances animales.

Il a les mêmes poils sur le ventre
j’y répands ma salive blanche enragée
il serre ses mains autour de ma gorge
et invoque mon prénom comme un sort
il me lèche et enfonce sa paume sur mon ventre
Est-il possible de s’avaler jusqu’au dernier cheveu trempé, jusqu’au dernier souffle insolent ?
Qu’il ne reste rien de cette faim qui brûle.

Je le suis jusque chez lui, on se déshabille comme pour se mettre au lit innocemment. Il dit, la première nuit je t’ai fait jouir deux fois et tu as trempé les draps. Son visage angélique devient le seul horizon et il y a de l’amour dans la manière dont il rentre en moi. De ceux qui nourrissent d’une sève, cordon ombilical relié au cœur.
Nuit étreinte de sursauts, convulsions du désir.

La confiture d’orange. C’est ce que je préfère car j’aime l’amertume. Il se moque de moi gentiment : personne n’aime la confiture d’orange au petit déjeuner. C’est encore une réponse pour paraître anti-conformiste. Au fond, il n’a peut-être pas tort.
J’aime lui parler, même de confiture, en enfonçant mes doigts dans ses cheveux longs. Mèches serpents qui glissent et fuient. Je peux lui prouver que j’ai des goûts très communs, que j’ai faim des mêmes choses que les autres. Qu’il arrête avec cette confiture d’orange, je n’aurais jamais dû dire ça. On rit le visage en arrière. Canines qu’on aimerait piquer dans nos chairs, jusqu’à la goutte de sang. Je lui dis, nourriture terrestre et nourriture céleste, et il trouve l’expression jolie. Quand on s’installe dans la cuisine, il m’embrasse dans le cou. Je n’ai plus faim.


Texte : Caroline Pil

Illustration : Alexis Makowiak

 

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